La retraite et le paradis sur terre

La retraite et le paradis sur terre

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Le 5 décembre 2019 prochain va commencer la bataille des retraites. Emmanuel Macron a donné le ton. Notre président, qui « frotte [ses cicatrices] de manière régulière pour ne pas les oublier », a annoncé qu’il « n’aurait aucune forme de faiblesse ou de complaisance ». En face, on nous annonce un front désuni par les imbroglios syndicaux et corporatistes. Un front par ailleurs ébranlé par le mouvement des Gilets Jaunes.

Si certains s’apprêtent à vivre ou à décrire une énième bataille syndicale pour la défense d’acquis sociaux, voire une lutte corporatiste de travailleurs « privilégiés », les deux auteurs de cette tribune voient au contraire dans la grève du 5 décembre, l’ouverture d’une “bataille cruciale pour un choix de société, pour un choix de vie”.

Le dernier “mouvement social” conséquent, en France, fut celui contre la Loi Travail, en 2016. Qui préfigura les formes de contestation (et de réponse policière à ces dernières) que nous connaissons depuis. La frange la plus active de ce mouvement avait fini par identifier comme ennemi le Monde du Travail lui-même (et donc aussi certaines formes syndicales, et de mobilisation, qui tendent à le reconduire). C’est sur cette ambiguïté (la contestation du mouvement social tout en y participant ; la contestation du Travail tout en luttant contre le démantèlement du droit du travail), que certains partisans de l’Autonomie et d’autres du syndicalisme se sont retrouvés à agir ensemble. Il faut comprendre cette tribune comme la poursuite de cette rencontre.

Le 5 décembre 2019 prochain va commencer la bataille des retraites. Ce n’est pas une simple bataille syndicale pour la défense d’acquis sociaux, encore moins une bataille corporatiste de certains secteurs de travailleurs « privilégiés », c’est une bataille cruciale pour un choix de société, pour un choix de vie.

Pour la plupart des gens en France et dans les pays occidentaux (ce n’est pas le cas pour la majorité de la population dans le Monde) la retraite représente aujourd’hui le Paradis sur terre. Après une vie de souffrances, de dur labeur, de privations, pouvoir finalement être libéré du travail, de ses contraintes hiérarchiques, de ses rythmes, signifie profiter ici-bas de ce que les Religions promettent une fois qu’on sera mort. Qu’on soit croyant ou mécréant, tout-le-monde s’accorde à considérer que passer quelques années voire au mieux deux-trois décennies libéré des contraintes et oppressions liées au travail, est une juste récompense et un droit inaliénable.

Cette idée et cette conviction sont récentes et encore minoritaires dans la plupart des Pays du Monde. La plupart de l’humanité est encore aujourd’hui obligée non seulement de travailler jusqu’à l’épuisement pour gagner sa vie, mais aussi de subvenir aux vieux jours de leurs parents qui ne peuvent plus travailler. Prendre sa retraite représente aujourd’hui prendre sa place au Paradis, goûter les fruits défendus, s’enivrer des boissons interdites, jouir des sensualités et des sexualités. En attendant, pour ceux qui y croient, le bonheur absolu au Paradis céleste après la mort, passer quelques années libérés du travail et de ses contraintes est l’espoir de tout-un-chacun. A la mer, à la montagne, en ville ou à la campagne, sous le soleil, la pluie, la neige, pouvoir choisir son lieu de vie et ses occupations.

La retraite n’est pas seulement le juste repos du travailleur après une vie de dur labeur, c’est une partie de la vie soustraite au travail, à ses hiérarchies, à l’oppression d’autrui, à la pénibilité. De tout temps, esclaves, serfs, travailleurs salariés ont lutté pour leur liberté, pour être dignement récompensés pour le travail fourni et pour avoir du temps libre, pour eux. Pour faire leur potager et leur vigne, pour prendre du bon temps et aller jouer aux cartes buvant un coup avec les amis à la taverne. Depuis le XIXe siècle, les luttes du mouvement ouvrier ont porté, outre que sur les salaires et les conditions de travail, sur le temps de travail. Ces luttes se sont déclinées par la réduction de la semaine et des heures de travail journalier, par les congés payés, par la couverture maladie et par la retraite. Tout temps gagné par les travailleurs pour vivre mieux leur vie, chacun à ses relations humaines, ses passions, ses désirs.

La conquête de la période de retraite en Occident est en effet récente. Si quelques groupes d’employés de l’Etat (militaires, marins), des mineurs et des cheminots en bénéficiaient déjà auparavant, souvent après des luttes, la généralisation du système des retraites date de la fin de la deuxième guerre mondiale, 75 ans, trois petites générations seulement. Aujourd’hui, en France, tout le monde bénéficie de la retraite, même avec des disparités de cotisations et de pensions d’un secteur d’activité à un autre, et une certaine répartition et solidarité existent permettant en partie de réduire les inégalités, notamment entre femmes et hommesAu cours du temps, des travailleurs comme les cheminots, les égoutiers, les mineurs, les agents de la RATP, ont lutté, négocié, conquis des droits à la retraite plus avantageux que dans le régime général, sur les fondements de la pénibilité du travail effectué, d’une espérance de vie bien plus courte, des horaires et du rythme de travail perturbants, des conditions d’exercice (sous-terre, la nuit, dans le bruit, en déplacement constant). Des professions libérales, comme les avocats et les notaires, se sont aussi construit un régime spécifique de retraite avec leur propre caisse et administration. Quant aux élus de la République, ils se sont taillés leur propre régime spécial, sans luttes ni négociations, et ont créé les régimes avantageux de retraite de leurs serviteurs en armes, policiers, gendarmes, militaires, sans lesquels ils seraient destitués.

Mettant en avant une exigence de justice et d’égalité entre tous les citoyens, la réforme que Macron et son monde veulent faire s’attaque tout d’abord à ces 42 régimes spécifiques de retraite, présentés comme des privilèges corporatistes injustifiés ou obsolètes (« les cheminots ne doivent plus remplir la chaudière à charbon … »). Avec un bémol : le gouvernement Macron a déjà rassuré militaires, gendarmes, policiers et gardiens de prison qu’ils seront largement épargnés par le nivellement à la hausse de l’âge de départ à la retraite, histoire de câliner les serviteurs de l’Etat qui seront envoyés briser les grèves et les manifestations des travailleurs en colère.

Les cheminots, les mineurs, les égoutiers, les travailleurs du métro et des transports, seraient-ils des privilégiés, confortablement assis sur leurs acquis sociaux ? Pourquoi serait-il juste et équitable d’aligner leur régime de retraite vers le bas ? Pourquoi au lieu de mettre en cause les difficultés et les nuisances de leur métier, ne serait-il pas plus juste d’élargir ces critères à d’autres professions ? Aux livreurs des plateformes de distribution, par exemple, qui respirent les gaz d’échappement à longueur de journée, et dont le risque de mourir dans l’exercice de leur métier est bien supérieur à celui encouru par les policiers et les militaires. La liste des métiers de l’économie de la distribution, de l’alimentation et des soins, qui comportent des risques sanitaires, devrait être élargie aux cuisiniers dans les caves des restaurants, aux infirmières et aides-soignantes, aux femmes de ménage d’hôtels et bureaux qui travaillent tôt le matin et tard le soir, à tous ces invisibles qui remplissent les rayons de nos commerces, déposent nos commandes dans nos boites aux lettres, à celles et ceux qui prennent soin des retraités et leur permettent de finir leur existence dignement se coltinant des heures de transports du domicile au boulot, charges physiques et charges mentales.

Présenter la réforme Macron des retraites sous le signe d’une nécessaire égalité est plus qu’une fumisterie et une escroquerie, c’est un cynisme de classe aisée. On nous explique qu’il faut faire une égalité universelle face aux retraites, dans un système social et de genre où tout est inégalitaire, de la naissance à la mort, en passant par la scolarisation, les revenus du salaire et du patrimoine. Eh bien non : au lieu d’uniformiser, vers le moins disant, les conditions de la retraite, il faudrait poser le principe de les diversifier selon les métiers exercés.

Le cœur soi-disant égalitaire de la reforme Macron tient dans la formule « un sous cotisé, un sous récupéré ». Vaste blague quand on sait que les ouvriers ont en moyenne sept ans d’espérance de vie en moins que les cadres, et que donc leur taux de recouvrement en est d’autant réduit. Sans oublier que beaucoup d’ouvriers qui ont fait des travaux durs et préjudiciables pour leur santé arrivent à la retraite dans des mauvaises conditions, brisés, usés.

Aux Etats-Unis où la retraite par capitalisation est structurelle depuis des années, s’est récemment développé un mouvement appelé Fire (« indépendance financière, retraite précoce ») : des jeunes à peine entrés dans la vie active et gagnant un bon salaire se mettent à économiser et investir leur capital pour devenir rentiers et prendre la retraite à 40 ans. Une démarche capitaliste hors de portée de la masse des salariés qui n’arrivent à rien économiser et sont à découvert le 15 du mois. Une démarche néanmoins qui en dit long sur les aspirations des individus : être libérés le plus tôt possible du travail.

La réforme du régime des retraites que Macron veut imposer va à contre-courant du désir de libération installé dans la tête des gens. Il veut tuer l’idée qu’après une période de formation, puis une période de travail, la vie comporte une période de repos et de « dolce farniente ». Gageons que les travailleuses et les travailleurs ne se laisseront pas déposséder de leur part de paradis et se battront pour la faire grandir.

***

* Alessandro Stella est historien (CNRS-EHESS) et figure de l’autonomie italienne, Eric Beynel est porte-parole du syndicat Solidaires.
paru dans lundimatin#215, le 4 novembre 2019

[Illustration : Kiki Picasso]



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